Pourquoi apprend-on une langue ?

Souvenir de Voyage au Laos

C’était au Laos, en mai 2007, à Luang Prabang dans les montagnes et la forêt dense tropicale du nord du pays. Malgré la longueur et la fatigue du voyage, avec sur les épaules notre petite de moins de deux ans, malgré la moiteur et la chaleur qui étaient pour nous éprouvantes et inédites, nous étions éblouis. Éblouis de la bienveillance, de l’infinie délicatesse manifestée dans chaque geste, des silences accueillants, des bruits des oiseaux et de la jungle, de la pluie et des insectes, bien plus présents que ceux des hommes. Se trouver dans un endroit si reculé du monde, au milieu d’une nature aussi puissante voire inhospitalière, rend très palpable ce qu’être “humain” et “digne” implique de solidarité et de reconnaissance de l’autre. Être humble et bon avec ses semblables, la vie se charge de pourvoir en difficultés.

Les deux jeunes moines avaient 13 ans, ils étaient amis au village, et désormais ici, au temple, habillés de safran. L’un d’eux retournerait chez lui dans quelques mois, lorsque la famille pourrait de nouveau nourrir tout le monde ; l’autre avait déjà fait son choix de faire sa vie au temple. Nous les avons rencontrés en nous arrêtant pour reprendre notre souffle sous les grands figuiers.

Dans un français parfait, le jeune futur moine nous a demandé d’où nous venions en France, quel âge avait notre fille, nos prénoms, ce que nous pensions… Dans un français toujours aussi parfait, il a répondu à nos questions et levé un petit bout de voile sur la vie quotidienne dans son temple. Aux côtés des textes bouddhistes et pratiques rituelles, des mathématiques, d’un art martial et de la maîtrise des outils numériques, il fallait aux jeunes étudier une langue vivante, il avait choisi le français.

“Pourquoi le français ?” parut une question étonnante déjà : parce que beaucoup apprenaient l’anglais, le jeune-moine voulait connaître autre chose. L’ayant félicité pour son excellence à l’oral, nous n’avons pas su nous contenter de ce qui était là, sous nos yeux : “Et que vas-tu faire ensuite ? Veux-tu travailler dans le tourisme ? Voudrais-tu un jour aller en France ?”… la honte est venue juste après avoir posé ces questions surréalistes à un jeune de 13 ans qui savait n’avoir même pas les moyens de son pain quotidien, et se liait à ce temple pour la vie. Il a dit “non”, tout simplement, à ces hypothèses, dans un grand sourire. Il voulait continuer d’apprendre, avec passion et application, sans qu’il y ait là aucune contradiction. Ni lui ni ses aînés ne voyaient là de “non-sens” ni de perte de temps.

Les bonnes raisons d’apprendre une langue sont souvent pensées en France en termes de rétribution immédiate ou ultérieure (l’allemand ou le latin pour avoir des points au bac ou se trouver dans une “bonne classe”, le chinois pour apporter une mention originale à ses diplômes, à son CV, telle langue qui est “très demandée” et nous donnerait plus de chances sur le marché su travail) la justification résidant dans un projet, une stratégie, une anticipation de l’avenir. Cette conception de l’utilité ne nuit-elle pas à ce qui est le plus précieux et profondément transformateur dans l’apprentissage d’une langue - y compris de la sienne propre ?

Les maîtres de ce temple bouddhiste s’attachaient à ce que les enfants apprennent “au moins une langue étrangère”, pour qu’ils apprivoisent la logique et le mode de pensée d’une autre culture que la leur, et se tiennent prêts et disposés à communiquer avec un autre, sans préjuger de qui ni quand ni pour quelle raison. Également pour que, dès le moment présent de l’effort d’apprentissage, l’écart avec leur propre façon de voir et dire le monde les fasse grandir intérieurement et progresser dans leur cheminement personnel. Pour qu’à mesure que leur maîtrise grandirait, ils puissent aussi recevoir de cette autre culture ce qu’elle recèle de beau et différent, une nourriture et un ailleurs.

Lors de ce voyage, nous avons été une infime parcelle et les témoins privilégiés de cette histoire-là… Nous avions peut-être fait 8000 km et enduré le décalage horaire pour venir jusqu’à ce jeune moine passer un petit morceau d’après-midi ensemble, mais lui avait appris notre langue, il y travaillait et se l’appropriait depuis 3 ans ! Qui avait fait le plus long chemin, et le plus enrichissant ?

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N’est-ce pas ce que nous apporte avant tout la maîtrise des mots, ceux de notre propre langue comme des langues étrangères ?

Un chemin d’expansion en soi-même, un moyen d’élargir nos façons de penser le monde, une manière de se tenir prêt à rencontrer “qui que la vie nous amène” et de rendre les choses possibles ?

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