Oser le désaccord - Margaret Heffernan

Se mettre d’accord pour agir, c’est bien, c’est indispensable. C’est assurément l’essence d’une entreprise que de coopérer et faire converger les efforts sur une même feuille de route. Mais oser le désaccord pour soulever les problèmes ou réfléchir aux solutions, c’est sain voire vital ! Margaret Heffernan nous explique l’importance et les clefs d’une confrontation constructive dans les collaborations de travail, et l’enjeu majeur de permettre à nos entreprises, à notre société même, de confronter les façons de penser et oser manifester son antagonisme pour réfléchir collectivement et trouver les solutions de demain.

Margaret Heffernan est une entrepreneuse, PDG, conférencière et écrivaine. Elle enseigne actuellement à l'Université de Bath School of Management (Royaume-Uni). Je souhaite ici relayer les éléments de sa réflexion, que je partage pleinement, sur les risques que font encourir à la Société la peur du conflit au sein des organisations. Je m’appuie ici sur une prise de parole remarquable qu’elle a faite sur TED en 2012 : quoique datant de bientôt 10 ans, cette invitation au courage et à la réflexion créatrice reste d’une grande pertinente et, malheureusement, totalement d’actualité.



La confrontation constructive entre individus

L’exemple d’Alice Stewart, femme médecin brillante et atypique diplômée d’Oxford dans les années 1950’, est une entrée en matière passionnante et très éclairante : dès 1956, le Dr Stewart publie des résultats de recherche préliminaires indiquant la très forte corrélation entre l’apparition de cancers chez les enfants et le fait que la mère avait subi des rayons X durant la grossesse. Une telle découverte, saluée par les milieux scientifiques proches, contrevenait en revanche aux idées dominantes de la société de l’époque : conviction répandue selon laquelle les rayons X étaient totalement inoffensifs en deçà d’un certain seuil d’exposition, fascination populaire pour la modernité de ce procédé médical, image d’eux-mêmes des médecins, convaincus de n’apporter que remèdes à leurs patients et ne pouvoir leur faire aucun tort.

Dans un tel contexte, comment être certaine du bien fondé de ses résultats ? Alice Stewart, pour confirmer ses conclusions, a poursuivi ses recherches et collecté des données en collaborant avec le statisticien George Kneale ; or celui-ci était, humainement comme dans ses méthodes de travail, son parfait opposé. Le Dr Stewart avait un modèle de réflexion audacieux, qui consistait à chercher toutes les failles éventuelles de son interprétation des données, et à chercher donc dans les modèles statistiques, dans le traitement des données, la “disconfirmation” de ce qu’elle avait avancé. G. Kneale a défini ainsi les termes de leur collaboration : « Mon travail est de prouver que le Dr Stewart a tort ». “Pour lui, son travail devait consister à créer du conflit, du débat, de l’antinomie, autour des théories de Dr Stewart, explique M.Heffernan. Car c’était en étant incapable de prouver qu’elle était dans l’erreur qu’il pouvait donner à Alice la confiance dont elle avait besoin pour savoir qu’elle avait raison et persister.” Et ainsi continua-t-elle d’accumuler les données, corréler les faits et établir ses conclusions qu’elle publiait régulièrement.

M. Heffernan insiste sur ce point : “Les données étaient là, elles étaient accessibles à tous, elles étaient librement disponibles, mais personne ne voulait savoir. Un décès d’enfant par semaine, mais rien ne changeait.” Ce n’est que 25 ans plus tard que les organisations médicales britanniques et américaines ont interdit l’usage des rayons X sur les femmes enceintes.



Observation n°1 : La transparence SEULE ne peut pas amener le changement.

Il ne suffit pas que l’information soit disponible, qu’un problème soit manifeste, pour que les pratiques changent, car la peur du conflit censure le débat collectif et la réflexion pour trouver une solution.

Observation n°2 : Des partenaires de travail qui ne sont pas l’écho l’un de l’autre, mais qui assument la confrontation dans la réflexion, forment un modèle de collaboration puissant, créatif et solide. 



Qu’est-ce que ce modèle de collaboration et de conflit constructif requiert ?

  • Trouver des gens très différents de soi-même, par la formation, le champ disciplinaire, les qualités, la façon de penser, l’expérience et le parcours de vie… Résister à la pulsion neurobiologie de s’assembler avec ses pairs !

  • Trouver le moyen de communiquer avec eux ! Cela demande beaucoup de patience et d’énergie.

  • Être prêt à remettre en question ses conceptions initiales. L’antagonisme n’intervient pas par goût de la bataille et de l’altercation, ni pour asseoir une supposée supériorité d’un côté ou de l’autre ; il faut oser la pratiquer pour être meilleur dans ses raisonnements et savoir poursuivre encore sa réflexion, à la lumière des arguments opposés.



Aider les organisations à penser

M.Heffernan s’interroge ensuite sur la possibilité dans les organisations de conduire ce type de collaboration constructive intégrant la confrontation d’idées et l’antagonisme comme un ressort de lintelligence collective.

D’après les enquêtes citées, auprès de dirigeants européens et américains, 85% des dirigeants interrogés admettaient avoir des préoccupations ou problèmes au travail qu’ils avaient peur de soulever car ils redoutaient les conflits engendré et d’entraîner des disputes qu’ils ne sauraient pas gérer. L’exemple que M. Heffernan présente ensuite d’un certain Joe qu’elle a conseillé dans son parcours professionnel, montre également que les niveaux subalternes de pilotage ou d’exécution des projets sont muselés également par une très forte auto-censure les privant de formuler leurs questionnements, doutes ou désaccords au sein de leurs équipes. Redoutant de passer pour un affabulateur, illuminé, incompétent, fauteur de trouble, celui qui sortirait de ses attributions ou n’aurait pas un dévouement suffisamment manifeste pour les objectifs de l’entreprise… peur de l’incompréhension, de la défiance, de l’animosité, de la lâcheté, des réactions incontrôlables, des mesures de rétorsion, de la part des autres - en particulier de la hiérarchie.

Observation n°3 : les plus gros problèmes auxquels nous soyons confrontés et les plus grand désastres que nous ayons vécu, ne sont pas l’œuvre d’individus mais d’organisations.

Celles-ci, parfois plus grandes que des pays, touchent des centaines, des milliers, des millions de vies.

Observation n°4 : La majorité des organisations ne peuvent pas réfléchir ensemble, car on n’y ose pas le désaccord. Cela signifie qu’un grand nombre de dirigeants, faisant tant d’efforts pour dénicher les meilleurs collaborateurs, échouent à obtenir le meilleur d’eux.

Pour que nos organisations puissent réfléchir, il est fondamental de développer les conditions et compétences qui nous manquent actuellement permettant ce type de confrontation constructive.

Comment avoir de telles conversations plus facilement et plus souvent dans une entreprise ?

L’exemple de l’université de Delft est inspirant : cette université requiert de ses étudiants en doctorat de choisir 5 affirmations qu’ils sont prêts à défendre. Le sujet des déclarations importe peu, l’important est que les candidats aient la volonté et la capacité de se dresser devant l’autorité pour les défendre. Si l’on peut saluer cette approche, force est de constater qu’en s’adressant uniquement à des doctorants, elle concerne trop peu de personnes et arrive bien trop tard dans la vie !

Je pense, comme M. Heffernan, que nous devrions enseigner ces aptitudes aux enfants et aux adultes à tous les stades de leur développement si nous voulons des organisations qui réfléchissent et une société qui réfléchit !



Margaret Heffernan de conclure et nous interpeller :

Le fait est que la plupart des plus grosses catastrophes dont nous avons été témoins sont rarement venues d’informations qui étaient secrètes ou cachées, mais d’informations librement disponibles mais sur lesquelles nous sommes volontairement aveugles car nous ne pouvons pas gérer, et ne voulons pas gérer, le conflit qu’elles provoquent.

Mais quand nous osons briser ce silence, ou lorsque nous osons voir, et que nous allons au conflit, nous permettons aux gens autour de nous et à nous-mêmes de réfléchir de notre mieux. L’information libre est quelque chose de fantastique, les réseaux libres sont essentiels. Mais la vérité ne nous libérera pas tant que nous ne développerons pas les compétences, l’habitude, le talent, et le courage moral de l’utiliser. L’ouverture n’est pas la fin, c’est le commencement”.

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Et vous, dans les recrutements que vous effectuez, ou dans les collaborations que vous choisissez de développer avec vos collègues, osez-vous vous frotter à des façons de penser totalement différentes des vôtres ?

Dans votre environnement professionnel, est-il difficile de susciter les débats nécessaires pour servir la vocation et les objectifs de l’entreprise ? Avez-vous le courage de la confrontation constructive ?

Les dirigeants ont-ils les aptitudes pour gérer les tensions liées à la confrontation d’idées et de réflexion ?


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Pour un autre éclairage sur le manque de réflexion et de remise en question au sein des organisations, on peut aussi écouter les compte-rendu de lecture de Ghislain Deslandes sur la “stupidité fonctionnelle”, ses raisons et ses limites.


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M.Heffernan lors de sa communication TED en 2012. Pour écouter sa prise de parole, d’une qualité hors pair, c’est ici.

M.Heffernan lors de sa communication TED en 2012. Pour écouter sa prise de parole, d’une qualité hors pair, c’est ici.

Margaret Heffernan (traduction2015)

Margaret Heffernan (traduction2015)

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